Après un exploit historique, en regard de la disproportion des forces en présence, qui nous a conduit vers l’indépendance, le pays était vite transformé en un jungle où s’affrontaient les aristocraties mulâtres et noires pour le pouvoir. Haïti était devenu un espace invivable, incapable de prendre la voie civilisationnelle et developpementiste. L’impact de la révolution haïtienne fut énorme. Exemple d’une révolution noire ayant triomphé, elle prit une part essentielle dans les courants politiques, philosophiques et culturels des 18ème et 19ème siècles. Ruiné par des stupides conflits de classe et de couleur, des guerres civiles (les piquets et les cacos, la guerre civile de miragoâne), etc. Le pays était plongé dans une profonde crise et une situation de déréliction sans précédent. Donc, la situation politique d’alors était critique et intenable.
Malheureusement, nos élites n’ont pas su ni gérer l’héritage commun ni conserver la dimension universelle de l’épopée du premier janvier 1804. Il y a pas de doute que nos premiers dirigeants, pour la plupart des anciens esclaves qui savaient à peine écrire leurs noms, n’étaient pas préparés pour assumer cette grande responsabilité, celle de conduire le destin et de définir les lignes directives d’un pays fraichement sorti de l’esclavage, c’est-à-dire élaborer un projet sociétal prenant en compte le contexte national et international de sa naissance. Donc, ils n’ont pas pu instaurer un État au sens de Foucault, c’est-à-dire le résultat de la gouvermentalité et des pratiques et des pratiques de pouvoir. En lieu et place de ce projet sociétal, nous avons pris la voie de la division et préféré de nous enliser dans des crises multiformes qui, aujourd’hui encore, ont des conséquences néfastes sur le développement du pays. Selon le géographe Georges Anglade, pendant tout le XIXe siècle, Haïti était divisée en onze (11) régions ayant à leurs têtes des élites qui étaient codétentrices du pouvoir politique et du pouvoir économique qui n’ont pas réussi à imposer à la nation un système structuré qui garantit le bien-être de tous.
Dressant le constat et le portrait caricatural de la situation calamiteuse d’Haïti au 19ème siècle et la période préoccupation, Suzy Castor avait parlé en ces termes : « Après un siècle d’indépendance, Haïti présentait toutes les caractéristiques de la stagnation économique et d’un profond déséquilibre social. La production n’augmentait pas. Les masses croupissaient dans la plus grande misère. L’administration publique était chaotique. Le pays ne connaissait pas ni stabilité ni progrès ». Face à la misère de la population, la dégénérescence de notre vie nationale et l’effondrement de l’État, il fallait agir pour sortir le pays du chaos, mais rien n’a été fait en terme pratique. Joseph Justin, dans un ouvrage publié en 1915, soit plus d’un démi siècle avant Suzy Castor, ayant pour titre Réformes nécessaires : questions haïtiennes d’actualité avait fait le même constat et voici donc un extrait : « En effet, ce merveilleux pays que nous avons le bonheur incompris de posséder est aujourd’hui un lieu de misères, un lieu de ruines et de désolation. La souffrance humaine est à son paroxysme. La faim, la soif, la nudité, l’angoisse : voilà ce que nous vaut une politique néfaste, une politique égoïste, toute d’imprévoyance et de gaspillage». Tous les historiens qui se sont penchés sur le drame haïtien sont unanimes à reconnaitre que le pays était le haut lieu de la précarité et de la mauvaise gouvernance donc, c’était le paroxysme de la crise sociale et politique haïtienne. Cela voudrait dire que nous n’avons pas pris la peine de construire l’avenir sous des bases solides, et ce, en dépit des efforts et des combats menés par des illustres intellectuels qui étaient préoccupés par l’état de dégradation du pays et la menace de sa disparition éventuelle.
En effet, le pays est né sur un fond de crises. Cette thèse est développé par feu Leslie F. Manigat dans deux de ses ouvrages: un peuple et son histoire…..une géohistoire à problème et la crise contemporaine haïtienne. Le professeur Manigat a pris le soin d’expliquer la crise haïtienne et a écrit ce qui suit: la période nationale 1804-1915 comprend trois tranches d’histoire encadrées par quatre crises (crise d’orientation, crise de la société traditionnelle, …….). De surcroit, sur la période préoccupation, il a produit une analyse historico-politologique remarquable et a écrit ceci : «De 1908 à 1915, la crise politique est à son paroxysme et il n’y pas d’exutoire à la poussée profonde des privations, des frustrations, des refoulements et des dissentiments ». C’était donc l’effondrement du système post-assassinat de Dessalines. En outre, Professeur Yves Dorestal, analysant la situation chaotique du pays a tenu une phrase choquante dans laquelle il a mis à nu la faiblesse de toutes nos institutions et la défaillance de l’État réactionnaire institué en Haïti au lendemain de l’assassinat du père-fondateur de la nation : « la seule chose qui n’est pas en crise en Haïti, c’est la crise elle même tant qu’elle constante».
La situation de désordre qui régnait dans le pays n’était pas sans conséquences sur la vie des citoyens et notre existence de peuple, malgré le fait que nos intellectuels n’ont jamais cessé de tirer la sonnette en vue de dissuader les politiques dans leurs bêtises quotidiennes et les inviter à prendre la voie loyale de la démocratie et de la bonne gouvernance. Mais, hélas! Le désordre et l’ignorance ont eu le dessus sur l’intelligence, car à cette époque de la désintégration de l’État, chaque commandant d’arrondissement était un chef d’État en puissance. C’était le temps des généraux d’Haïti Thomas nous dit Dieudonné Fardin. En fait, C’était la déroute de l’intelligence, laquelle déroute poursuit tranquillement sa route au sein de l’appareil étatique. Suivez mon regard!